II.Des facteurs sociaux

 

   Nous avons vu qu'il existe plusieurs différences caractéristiques de la morphologie des Africains de l'Ouest. Cela laisse supposer que l'accumulation de ces détails favorise surement les performances des sprinters de couleur noire. Mais il est impossible de traiter ce sujet sans étudier l'influence de l'environnement sur ces athlètes, du public, leur quotidien avant de devenir des champions... Bref, beaucoup de facteurs sociologiques à ne pas négliger. Nous étudierons dans cette partie principalement la Jamaïque, qui offre le plus de contrastes avec la France et les pays européens.

 

 L'éducation sportive


   

    En Europe, les jeunes élèves n'ont pas un accès aussi important au sport que les Américains et Jamaïcains. En France par exemple, les cours d'éducation physique et sportive n'occupe pas une partie importante de l'emploi du temps des collégiens et lycéens. La pratique du sport à l'école se limite en effet à quatre heures en 6ème, puis seulement deux au lycée, de plus, en Jamaïque les jeunes font du sport tous les jours à l'école et font en plus des compétitions inter-scolaires régulièrement. Le CHAMPS, événement majeur dans la vie de l'île, est une compétition qui attire plus de 30 000 spectateurs et où s'opposent quelques 2 000 athlètes. Le monde qu'attire  ces championnats et l'ambiance déchaînée qui y règne constituent une incitation fantastique à se dépenser. Dans beaucoup de pays d'Europe, les championnats sont organisés seulement dans le cadre d'organisations sportives extra-scolaires. Ces dernières sont basées sur l'envie des jeunes de faire du sport, et sont payantes, alors que les petits jamaïcains commencent l'athlétisme, qui est compris dans les frais de scolarité, très tôt à l'école sans se poser la question de l'intérêt que cela leur apporte. C'est ainsi et cela fait partie de leur vie. Il s'avère en effet que les sprinteurs français ont découvert leur vocation relativement tard : Christophe Lemaître a commencé à 15 ans, Ronald Pognon à 14 et Martial Mbandjock à 17, tandis que Usain Bolt avait commencé à 12 ans, poussé par son professeur de sport, et que beaucoup d'autres enfants avaient commencé plus jeunes encore (Asafa Powell par exemple). Logiquement, on peut se dire que le fait d'avoir commencé plus tôt a permis à ces athlètes de s'entraîner plus tôt et d'avoir déjà une bonne avance sur les sportifs européens, qu'ils soient noirs ou blancs.

   On peut aussi souligner le fait que l'athlétisme étant très important en Jamaïque, c'est l'un des seuls sports proposés à l'école, avec le football. Il y a peu d'infrastructures sportives, laissant un choix de sports peu varié, mais qui par conséquent "spécialise" les jeunes élèves. Alors qu'en Europe en général, grâce à la présence de matériel adapté, les jeunes touchent à tous les sports sans réellement les approfondir : il est rare de trouver des piscines municipales en Jamaïque, une des raisons pour laquelle la représentation de ce pays en natation aux jeux olympiques est très faible. En France, le programme d'EPS est composé de cycles de quelques heures sur un même sport et consiste ainsi en une initiation à ces derniers, qui ne pourra être approfondie que par l'inscription dans un club.

   Aux États-Unis, c'est différent. Il y existe un système d'universités sportives auxquelles l'accès n'est pas difficile, si on est un temps soit peu bon dans son sport, grâce à l'obtention de bourses. Les mauvais à l'école ont ce choix qui ne nécessite pas beaucoup d'argent et qui n'est pas risqué : si les étudiants ne parviennent pas au niveau professionnel, ils obtiennent tout de même leur diplôme et peuvent se rabattre sur d'autres métiers. Ce système favorise les plus pauvres. Mais ces universités sont emblématiques aux États-Unis et offrent un entraînement très poussé aux sportifs. De plus, il y règne une ambiance très collective qui motive énormément les athlètes pour les compétitions. Ces compétions d'ailleurs ont une valeur beaucoup plus importante qu'en Europe : même si l'athlétisme n'est pas le sport prédominant aux États-Unis, les affrontements entre les universités rassemblent beaucoup de spectateurs. Les Américains aiment en effet beaucoup le sport, quel qu'il soit. Et c'est ce qui pousse un grand nombre d'athlètes de niveau professionnel à venir s'entraîner dans ce pays (Martial Mbandjock s'entraîne à Los Angeles pendant l'hiver aux côtés d'autres athlètes américains parce que, dit-il, les entraînements y sont plus durs et l'ambiance de travail meilleure). En Europe, les aides (bourses) sont moins courantes, mais aussi moins sollicitées.

    On s'aperçoit qu'il existe des facteurs éducatifs non négligeables pouvant expliquer la suprématie des athlètes jamaïcains et américains, quelque soit leur origine.

 

  

Le culte de l'athlétisme en Jamaïque


 

   L'athlétisme en Europe n'occupe pas la même place qu'en Jamaïque où ce sport est la discipline reine. Il est autant apprécié que le Reggae (l'une des grandes fiertés jamaïcaines) et est pratiqué depuis plus d'un siècle par une part importante de la population dès le plus jeune âge. La fédération nationale d'athlétisme a une place importante dans l'éducation et comporte beaucoup de licenciés (leur nombre est en augmentation constante et représente aujourd'hui près de 10 % de la population). Mais au-delà des clubs, ce sport est tellement entré dans les moeurs que les jeunes courent naturellement, pieds nus sur les pistes en terre et les plages, ou dans les montagnes, dans l'espoir de devenir un jour le nouveau Bolt, et s'endurcissent ainsi les muscles. Véronica Campbell Brown, double championne olympique du 200m, dit : "Vous savez, là d'où je viens, en Jamaïque, c'est très pentu et beaucoup d'entre nous vont à l'école en marchant, alors les muscles se dessinent naturellement, presque sans le savoir". 

   Plus tard, lorsque ces jeunes athlètes deviennent de grands champions internationaux, ils se transforment en héros nationaux. C'est ainsi que Usain Bolt aujourd'hui se voit dédier des chansons et que son célèbre geste des deux index pointés vers le haut est devenu un pas de Dancehall (musique jamaïcaine). Est-il possible d'imaginer qu'en cas de titre mondial ou olympique, Christophe Lemaître ou Ronald Pognon rentrent en France et soient accueillis par une foule en délire qui scande leurs noms ? Ce fut en tout cas ce qui est arrivé pour Bolt qui a chanté avec les plus grands chanteurs de l'île dans de gigantesques soirées, à son retour de Pékin. On s'aperçoit donc que quand un Jamaïcain gagne, c'est toute la Jamaïque qui y participe et qui gagne avec lui.

   En effet, les jamaïcains vont par la suite vouloir suivre les traces de ces champions et ainsi tenter de réaliser un rêve commun à tout un peuple. Ce rêve leur apparaît plus que tangible, lorsque leurs idoles décrochent des titres et battent des records mondiaux.

 

Les modèles

 

   Tous les jeunes athlètes motivés se disent qu’ils peuvent courir un 100 mètres en moins de 10 secondes étant donné qu’avant eux beaucoup d’autres l’ont fait, comme Usain Bolt et Asafa Powell pour les jamaïquains, ou Tyson Gay et Maurice Greene pour les noirs américains. Enfin, peut-être pas tous. C'est ce que nous révèle un article paru dans le journal Le Monde sur ce thème : un jeune jamaïcain interviewé a déclaré que pour lui des athlètes comme Bolt ou Powell sont des exemples et la preuve vivante que tous leurs temps sont réalisables. Mais dans ce même article, un athlète britannique, Julian Golding a lui exprimé le fait que lorsqu'on est blanc et jeune on ne rêve pas d’athlétisme, on se dit que l’on n’a aucun avenir dans une discipline comme le sprint, et ceci du fait de l'absence de modèles qui nous font rêver.

    La différence flagrante entre la réponse du jamaïcain et celle du britannique évoque que la présence de modèles dans un sport quel qu’il soit est un important facteur psychologique.

 

 

 

 

Un facteur économique

 

   Mais il existe aussi un facteur économique important : la promotion des pays pauvres par le sport est un fait connu, pas seulement en sprint. Ainsi le Kenya et l'Ethiopie sont-ils des pays champions de course de demi-fond. La raison est simple, quand on a peu de possibilités de faire des études longues et de faire un beau métier, il arrive que l'on se tourne vers ce que l'on peut faire "simplement" : ici courir ! La Jamaïque illustre bien ce fait. L'île a le 113e PIB mondial, indicateur fiable de richesse, et si son taux de scolarisation est de 95% en école primaire, il passe à 70% à 16 ans, selon l'UNICEF. Une large part de la population ne fait donc pas d'études poussées. Le sprint peut alors apparaître pour certains, comme un grand facteur d'ascencion sociale. Dans beaucoup de nos pays riches, la plupart des gens ont les moyens de faire des études, et ne prennent généralement pas le risque de se lancer dans le sport, car les chances sont peu probables d'atteindre un haut niveau. 

   Et en cas de réussite, ces athlètes sont fêtés en héros, comme nous l'avons vu plus haut, et s'ils ont le charisme de Bolt, se font remarquer et deviennent les représentants de leur pays dans le monde. C'est comme ça que le monde entier a découvert le Dancehall, musique jamaïcaine dont Bolt n'hésite pas à exécuter quelques pas après chaque victoire.